Suisse, Niger, deux façons de décliner les choses de la vie.
Publié par Sylvine dans Les billets de Sylvine · Samedi 03 Déc 2022
Au sortir de l’avion à Genève, ce 29 juillet, la température est agréable, ni trop chaude, nitrop froide. Mais pour les indigènes, ce temps paraît visiblement trop chaud, bien que lacanicule soit passée. Au bord de l’autoroute, les champs nous apparaissent parsemés detaches brunes. Cette sécheresse inhabituelle sera au centre de nombreusesconversations durant notre séjour, de même que la canicule. Lorsque nous avons survoléle Niger, quelques heures auparavant, ce sont les taches vertes disséminées dans le sablequi attiraient nos regards.Une fois passé le grand plaisir des retrouvailles avec nos proches, nous pouvons nousinstaller dans le quotidien des Suisses. Nous retrouvons l’incroyable fiabilité desinfrastructures : l’électricité fonctionne sans coupure, l’eau coule des robinets sansinterruption, les routes sont toutes asphaltées et sans nid de poule, il existe des moyensde transports publics partout qui ont des horaires et les respectent, des services de santéqui emploient du personnel qualifié, un système éducatif performant depuis le jardind’enfants jusqu’au doctorat. Ce qui n’empêche pas ces chanceux de se plaindre à lamoindre anicroche.Cependant nous sommes aussi ébahis, comme à chacun de nos retours, devant laprofusion de nourriture dans les magasins, avec leurs rayons débordants de trop demarques, de trop d’articles. Malgré la dénonciation régulière des surplus qui sont toutsimplement jetés, rien ne change. Et je me rappelle cet orignal (ou ce clairvoyant ?) qui,par principe, il y a quarante ans déjà, se nourrissait gratuitement du rebut des grandessurfaces.Au Niger, lorsqu’un enfant demande qu’on lui donne quelque chose et qu’il s’entendrépondre qu’il n’y en a pas, qu’il faut en laisser pour les autres ou qu’il n’y a pasd’argent, cela ne provoque aucune récrimination. Il ne dit rien et il passe à autre chose.Dans les familles où la tradition est respectée, un enfant qui atteint l’âge de raison nedoit plus rien demander, c’est impoli. Dans ce contexte, il est évident que les adultess’accommodent des restrictions à faire.Nous avons partagé le désarroi face aux arbres qui se meurent à cause du réchauffementclimatique, aux feux de forêts, aux difficultés des agriculteurs qui manquent d’eau pourarroser leurs cultures. Ces bouleversements modifient profondément la Suisse,l’irréversible, l’irrémédiable sont en route. Le premier d’entre nous à mettre des mots surce phénomène que nous découvrons au réel, et non plus par média interposé, est Loulou,notre enfant qui nous accompagne pendant ce voyage : « Alors ça va devenir comme auNiger, ici ? ». Pour le moment, les changements climatiques sont surtout perceptibles auNiger par rapport aux températures qui augmentent, atteignant régulièrement 45°,pendant dix, douze semaines consécutives lors de la saison chaude, avec quelquespointes jusqu’à 46°, 48° même. Cette année, l’échelonnement des saisons est un peuperturbé. Ce sont surtout les inondations qui posent de gros problèmes, engendrant desdéplacements de population, la perte de vies humaines, d’habitats et de réserves denourriture. Nous ne sommes pas impatients de connaître la suite. Le dernier rapport duGIEC pour le Sahel fait le constat que les terres agricoles sont déjà épuisées, que lestempératures vont encore augmenter rendant ces productions de plus en plus difficiles etmet ceci en relation avec la forte augmentation de la population prévue.Nous avons observé avec incrédulité l’ampleur que prenait l’éventuel manque d’électricitépour cet hiver en Suisse. La consommation d’électricité en 2019 était de 56.9 kWh parhabitant au Niger et de 6'721 kWh en Suisse, donc 118 fois plus. Sans beaucoup decompassion, nous en avons déduit que si les Suisses devaient diminuer à 100 fois plusd’électricité que nous, au lieu de 118, ça devrait aussi aller.Cependant, nous avons compati avec cette part de la population qui a vécu desconfinements répétés dans des appartements, qui, s’ils étaient suffisamment grands enpériode normale, paraissaient rétrécis lorsqu’il s’agissait d’y vivre tous pendant delongues semaines. Au Niger, la Covid 19 ne s’est guère manifestée, son impact était toutà fait mineur. Parmi les différentes hypothèses concernant ce peu d’effets, la probabilitéque des virus proches circulent de longue date dans la population et que celle-ci en adéveloppé une immunité, me paraît la plus pertinente.Depuis bien longtemps maintenant, l’Europe vit dans l’opulence. Les besoins primairessatisfaits, c’est l’épanouissement personnel dans la vie privée et professionnelle qui a étérecherché. Il est devenu ensuite une norme, avec tout ce que cela implique de dégradantpour les hors normes, et même, dans certaines sphères, il est un impératif. Lebouleversement climatique remet en cause cette norme. La nature, que l’on a cru pouvoirmaîtriser, se manifeste bruyamment et reprend une place essentielle. Le primat del’individuel sur le collectif trouve ici un terme brutal. Certes, il est bel et bon de seréaliser, mais lorsque cela conduit à un individualisme exagéré, que le collectif va jusqu’àperdre de son sens, c’est l’avenir des humains qui est en cause. Il faudrait se départir decertains de ses besoins propres pour retrouver les besoins indispensables de la société,elle-même insérée dans la nature et dépendante d’elle, malgré ce que les fortes avancéestechnologiques auraient pu laisser croire.Nous avons trouvé beaucoup de personnes stressées, inquiètes et une pression généraledans la société pour tout faire vite et bien. Rien ne peut attendre. A-t-on encore du tempspour penser, rêver ? Est-ce le reflet d’une société dont les enfants trop gâtés ne peuventsupporter les frustrations qu’imposent les nouvelles normes climatiques ? Est-ce qu’ilsne savent plus faire face aux difficultés ? Ou bien est-ce l’inconscient collectif quis’exprime, reflétant la tristesse d’un monde qui disparaît au profit de l’incertain ? AuNiger les gens sont très résilients, la pauvreté prépare à résister, à endurer, à faireautrement. Les besoins individuels doivent souvent passer au second plan. Ainsi est-ilinconcevable de laisser les voisins sans manger si on a de quoi remplir la marmite. Ondoit partager. L’indigence du voisin est vite sue, car il n’y a pas de fumée chez lui àl’heure de préparer le repas. La pauvreté n’est pas une honte. On accepte de donner et derecevoir, sans plus de façon. Toutefois, la majorité de la population n’est pas arrivée à unniveau où les besoins élémentaires sont satisfaits et n’a donc pas encore pu expérimenterles bienfaits de l’individualisme, encore moins ses travers. Pour un Nigérien, lorsque safamille a de quoi manger, se vêtir et se loger, tous ses soucis sont résolus, il ne voit pasce qu’il pourrait souhaiter de plus.Bien sûr, nous avons eu le plaisir de rencontrer des gens en Suisse qui ont réussi à fairela part des choses entre les besoins individuels et ceux du vivre ensemble et qui saurontsupporter des privations sans se sentir personnellement entamés, amoindris.Pour ma part, je n’ai plus retrouvé la Suisse que je connaissais, les changements encours et les mentalités qui y sont associées se sont avancés dans des chemins inconnuspour moi. En plus des bouleversements climatiques récents et rapides qui exercent uneforte pression sur la population, ce sont dix-huit ans qui me séparent du début de monimmigration. « Ma » Suisse appartient donc au passé. Au Niger, malgré monaccoutumance aux moeurs et à l’amitié de certains qui me considèrent comme l’une desleurs, la couleur de ma peau me désigne comme une étrangère, pire, comme une enfantdes colons. Me voici donc un peu apatride, mais libre aussi de décliner les choses de lavie à ma façon.Agadez, le 27 novembre 2022Sylvine Vuilleumier